La position de la FNCC sur la Réforme Territoriale

 

Livre/lecture publique et réforme territoriale, par Hervé Reynaud

Les bibliothèques, un modèle de la décentralisation culturelle. Le livre et la lecture publique bénéficient d’un statut particulier dans le processus de la décentralisation culturelle. Et d’une image de modèle tant ce domaine de l’action publique présente les conditions d’une remarquable co-construction entre collectivités et avec l’Etat.

Alors que l’Etat, via le Centre national du livre (CNL), les services du livre du ministère de la Culture (désormais insérés au sein de la mission dite “Industries culturelles”)  et, d’un point de vue financier, via notamment la dotation générale de décentralisation (DGD), continue d’être moteur, initiateur et garant, les Départements ont intégralement pris en charge le réseau des BDP, indispensable notamment en milieu rural. De leur côté, les Régions sont souvent actives vis-à-vis de l’édition (suivant en cela leur compétence économique). Par ailleurs, les bibliothèques/médiathèques sont le premier équipement culturel transféré aux intercommunalités. Enfin, la densité du réseau communal des bibliothèques en fait le tout premier réseau d’équipements culturels de France et, dans bien des endroits, le seul équipement culturel présent.

La focalisation du projet de loi de Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) sur les intercommunalités et les Régions entre en écho avec cette structuration alors qu’il suscite beaucoup plus d’interrogations et d’inquiétudes dans d’autre domaines culturels. Seule la perspective de disparition des Départements risque de mettre le schéma actuel à l’épreuve.

Le nécessaire engagement de l’Etat. Pour autant, la possibilité de construire une politique globale pour le livre et la lecture pose, d’une part, la question de la place de l’Etat et, de l’autre, celle de la volonté politique qui doit sous-tendre les initiatives, tout particulièrement dans le contexte de la mutation numérique.

La connaissance, la langue, l’enseignement constituent des dimensions par essence nationales. Dans la mesure où la réforme territoriale, conjuguée à la crise et à la baisse programmées des dotations de l’Etat aux collectivités (-11Mds€ en trois ans) va contraindre notamment les municipalités à opérer des choix et que le réseau des bibliothèques relève de dépenses quasi fixes, l’engagement de l’Etat ne doit pas faiblir. Sinon, ce seront d’autres initiatives culturelles et artistiques, plus fragiles que le réseau des équipements de la lecture publique, qui seront mis à l’épreuve.

La lecture publique est la preuve que la décentralisation culturelle exige plus, et non moins, de soutien national. Sans un soutien accru (ou du moins maintenu) de l’Etat aux bibliothèques, les autres structures et initiatives culturelles, désormais partenaires étroits des bibliothèques, seront menacées. Avec, dans un second temps, une marginalisation du rôle des bibliothèques, car c’est solidairement – et notamment face à la déferlante des industries culturelles indexant la valeur à la rentabilité immédiate – que les enjeux de la lecture publique prendront toute leur force de lieu d’expérimentation de la liberté créatrice.

Les ambiguïtés de l’intercommunalité. Enfin, la vraisemblable montée en puissance de la prise en charge de la lecture publique par les intercommunalités pose la question du rôle du politique, de sa capacité d’impulsion, d’invention. Les volontés politiques plurielles qui s’entrecroisent, au risque de s’immobiliser, dans les assemblées communautaires pourrait tendre à dépolitiser les enjeux.

Les intercommunalités doivent rester des outils au service des communes. La mobilisation des élus sera plus que jamais nécessaire. Il serait dommageable que s’opère une sorte glissement trop administratif des décisions. C’est toute la question du renouvellement des missions des bibliothèques, et notamment de leur articulation avec les autres acteurs culturels, qui en dépend.

Pour une politique de projet. La problématique des bibliothèques est de symboliser la notion “d’équipement” et de “service public” culturels, par opposition à la notion de “projet” culturel et de ce que la FNCC appelle le “droit culturel” de la personne : non pas avoir droit à ceci ou cela mais être reconnu comme porteur de valeur culturelle.

Historiquement, la bibliothèque symbolise par excellence une conception de la politique culturelle fondée sur l’offre, sur l’accès aux œuvres, en l’occurrence aux livres, pour le plus grand nombre. Une approche qui opère une distinction quasi frontale entre les artistes et les publics – en l’occurrence entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent. C’est l’une des raisons qui explique pourquoi la décentralisation culturelle ainsi que l’actuel projet de réforme territoriale apparaissent de prime abord aussi en phase avec les enjeux du livre et de la lecture publique. Cette convergence est cependant superficielle, en un sens obsolète.

En effet, les premières lois de décentralisation ont abordé le champ culturel au travers de l’idée de compétence, cette compétence étant entendue comme la compétence de gérer des équipements. C’est ainsi que, parmi les compétences non obligatoires (facultatives ou optionnelles) dont peuvent se saisir les intercommunalités, celle de la culture est réduite aux deux principaux équipements que sont les bibliothèques et les écoles de musique. Et, de fait, ce sont ces deux équipements qui composent le cœur de la gestion culturelle communautaire.

L’une des craintes pour la culture que peut susciter le projet de loi NOTRe est de rester dans ce schéma identifiant politique et gestion (d’équipements), voire de le renforcer. Car en favorisant les “échelons” pour ainsi dire multiples – intercommunalités surtout, mais aussi grandes régions –, cette réforme rendra nécessaires des concertations au sein d’assemblée d’élus de plus en plus nombreuses.

Dans ce contexte, le projet proprement politique – celui qui propose une vision, un choix, un horizon, un idéal de la vie collective –, tendra, pour accéder au consensus, à se focaliser sur les équipements. D’un point de vue d’organisation et de mutualisation, ce mouvement sera sans doute bénéfique, mais il risque de redoubler l’identification des missions des bibliothèques à celles d’un service public de la culture et d’accroître leur statut d’équipement culturel par excellence.

Les nouveaux enjeux de la lecture publique. Or, les enjeux de la lecture publique sont en plein mouvement, précisément au-delà de l’équipement et au-delà (ou en deçà) du seul rôle d’offre d’accès au livre. De ce point de vue, il faudra de la part des élus une grande vigilance pour que les concertations de plus en plus denses auxquels ils devront indexer leur projet ne freinent pas la nécessaire mutation des bibliothèques, tant dans leurs fonctionnement que dans leurs missions.

C’est d’autant plus crucial que les milieux professionnels de ce secteur ont été en pointe dans l’adaptation aux enjeux nouveaux, ceux notamment induits par la mutation numérique mais aussi ceux liés au changement des comportements culturel des citoyens.

Ces nouvelles missions (ainsi que le nouveau métier qu’est en train de devenir celui de bibliothécaire) sont éminemment politiques et non plus sectoriels. Elles relèvent non d’une compétence gestionnaire mais d’une responsabilité politique globale : celle de contribuer au partage des valeurs sensibles, tant par la proposition d’une offre que par la capacité de mettre en résonance dans l’espace public le désir d’invention, d’expression de chacun.

Bon nombre de ces missions sont d’ores et déjà identifiées par les bibliothécaires (qui, ici, sont des “passeurs” remarquables d’inventivité politique) :

La bibliothèque “3e lieu”, lieu d’échange, d’entre-aide, de socialisation…
La bibliothèque, espace de travail pour les scolaires et les étudiants.
La bibliothèque lieu d’apprentissage des langues, des outils informatiques.
La bibliothèque, lieu d’animation culturelle.
La bibliothèque, outil d’un politique de “l’écriture publique” (et non seulement de lecture publique).
La bibliothèque, acteur incontournable pour l’éducation artistique et culturelle (EAC).
Le lien entre la bibliothèque publique et les librairies indépendantes, entre la bibliothèque et les acteurs associatifs,
La demande de gouvernance culturelle participative, etc.

Dans son texte d’orientation politique (2012), la FNCC plaide pour « une politique cultu­relle qui place la reconnaissance des droits culturels au fondement de son action et la dignité des personnes comme son objectif central, per­mettant ainsi la prise en compte du désir d’expérimentation créatrice de chacun et la valorisation des identités collectives ». Ceci sans bien sûr évacuer le soutien aux artistes et aux professionnels de la culture.

Ce même texte – intitulé “Des politiques culturelles pour les personnes, par les territoires” – identifie de la manière suivante l’horizon des politiques culturelles de demain :

« mettre la personne tant productrice que réceptri­ce au centre de gravité des politiques publiques de la culture »,
« placer les territoires dans leurs diversités au cœur de la définition des politiques culturelles nationales »,
« et construire entre les collectivités et avec l’Etat un dialogue mêlant horizon commun et profon­deur locale. »

Confrontés aux enjeux à venir des bibliothèques, ces trois impératifs résonnent de manière particulièrement forte. Ces impératifs ne sont pas ceux d’un équipement, mais ceux d’une responsabilité (l’équipement proprement dit étant ici un outil, un moyen, non une finalité).

Le nécessaire dialogue élu/bibliothécaire. La réforme territoriale aujourd’hui envisagée semble globalement pouvoir être bénéfique à “l’équipement-bibliothèque” (elle favorisera la mutualisation des moyens, l’accès collectif aux contenus numériques, la mise en commun et la circulation des ressources, etc.) mais elle ne le sera pas forcément pour la “responsabilité-bibliothèque”. Une responsabilité qui exige une autonomie des choix politiques et donc un dialogue étroit entre les professionnels et les élus.

Le projet de loi NOTRe affirme que la culture reste une “compétence partagée” entre toutes les natures de collectivités. Il restera à la mettre en œuvre en tant qu’exercice de la “responsabilité partagée”.

Peut-être la question suivante peut-elle être posée : les “Conférences territoriales de l’action publique” (CTAP), prévues dans le projet de loi, seront-elles, du point de vue culturel, des conférences réellement politiques, inventives de l’avenir, performatrices d’inconnu ? Ou, au contraire, des conférences gestionnaires, administratrices de ce qui est et non dynamisant ce qui pourrait être ?

La réforme est pour le moment sur le papier. A priori, elle semble pouvoir favoriser un renforcement du rôle des bibliothèques. Mais ce sera quand il faudra vivre cette nouvelle organisation territoriale qu’on verra si elle favorise la rigueur, l’ambition et l’inventivité des politiques de la lecture publique de demain. C’est-à-dire si elle favorise le projet, si elle favorise l’autonomie de la décision politique, si elle favorise le dialogue entre les élus et les professionnels.

En bonus : une interview de Dominique Lahary au sujet de la réforme territoriale